La première…
MÉTAMORPHOSE

Je l’ai encore vu ce matin. Il m’observait sans doute depuis un long moment lorsque nos regards se sont croisés. Il m’a alors tourné le dos et s’est coulé dans la haie. Il me surveille, j’en suis certaine maintenant. Il me suit. Où que j’aille il n’est jamais très loin. Sous un arbre, au détour d’un chemin, à l’ombre d’une haie… même la nuit, lorsque je sors chercher une bûche pour alimenter le feu de la cheminée, deux billes orangées me suivent, apparaissant et disparaissant au gré des arbres et des buissons derrière lesquels se cache l’animal.
Je ne sais pas ce qu’il me veut. Ça m’intrigue. Qu’est-ce qui le pousse à me suivre ainsi ?
La première fois que je l’ai remarqué, il était près de l’église. J’avais pris le chemin qui va de la maison au village, en passant près de l’étang. Quand mes yeux se sont posés sur lui, j’ai sursauté et je crois même avoir poussé un cri. Il était si près. Il a fait demi-tour et s’est glissé derrière un buisson. Juste avant de disparaître, il a tourné la tête et m’a lancé un regard. Indéchiffrable. Cette rencontre m’a mise en joie pour toute la journée. C’est tellement rare de voir un renard d’aussi près!.
Les jours ont passé et j’ai oublié… Jusqu’à ce que je le croise à nouveau… Cette fois il était près du lac. Puis je l’ai à nouveau aperçu dans le petit bois derrière ma maison. Ça ne peut être que le même animal, j’en suis certaine…Son comportement est étrange. C’est comme s’il voulait me dire quelque chose… Parfois les chiens ont cette attitude lorsqu’ils veulent communiquer… Peut-être que les renards font la même chose ?
Il se passe parfois plusieurs jours avant que je le rencontre à nouveau, mais il est toujours là. Je le sais… Je le sens… A moins que mon imagination ne me joue des tour…
Il arrive toujours à me surprendre, apparaissant là où je ne l’attends pas. Sur un rocher, derrière une poubelle, sous la boîte aux lettres… Je l’ai même croisé une fois alors que j’entrais dans la bibliothèque du village. Il en sortait tranquillement, comme s’il était un habitué des lieux.
Plus étonnant encore, j’ai l’impression d’être la seule à le voir. Dans le village, personne, absolument personne ne parle d’un renard au comportement étrange. Ni à l’épicerie, ni même au café… Nul part il n’est question de l’animal.
Comme si ça ne suffisait pas, le goupil me poursuit jusque dans mes rêves ; il me regarde de ses yeux de fauves, puis s’éloigne à pas tranquilles et je me mets à courir pour le suivre.
J’ai l’impression de devenir folle. Et si cet animal était le fruit de mon imagination ? J’ai l’impression de perdre pied. Que ressent-on lorsque l’on devient fou ? S’en aperçoit-on ? Cet animal me paraît tellement réel…
Un après-midi, il y a quelques semaines, je suis allée à la librairie du village. Et oui, j’habite un petit village perdu au milieu de nul part et dans ce petit village, il y a une librairie.
Une boutique qui a ouvert ses portes il y a quelques mois. Je dois être la seule cliente… Enfin cliente est un grand mot… j’achète quelques livres de temps en temps, mais je viens surtout fouiner… Il y a des piles de livres. Des livres neufs, des livres d’occasion… Et même des livres qui ne sont pas à vendre… On a juste le droit de les consulter sur place… Autant vous dire que je ne vais plus à la bibliothèque aussi souvent qu’avant.
« Chez Monsieur F. », c’est le nom de cet étrange magasin. F doit être la première lettre du nom du personnage qui vit dans cette échoppe… Je dis qui vit parce qu’il y vit… Il a acheté la maison, y a entreposé des piles le livres et a transformé tout le bas de son domicile en hangar à livres.
Un grand panneau situé à côté de la porte d’entrée, nous invite à entrer sans frapper. Quand on pénètre dans le local, on voit les ouvrages avant de distinguer le propriétaire des lieux. Un petit homme insignifiant, le cheveu rare et des lunettes rondes à verre fumé, ce qui fait qu’il est impossible de voir ses yeux…
L’arrivée de Monsieur F. dans le village a occupé les conversations des habitants pendant plusieurs semaines, puis les gens se sont habitués. Le libraire a finit par faire partie du paysage. Il faut dire qu’il est tellement discret, qu’on finit par l’oublier… Même lorsqu’on est dans sa boutique…
Lorsque je me suis introduite dans le magasin, j’ai cherché le propriétaire des lieux en suivant les allées délimitées par des montagnes d’ouvrages empilés. Je me suis fait la réflexion qu’un terrier devait ressembler à ça , un long couloir qui mène à la tanière… Encore ce renard ! Il m’obsède… Bientôt je vais me mettre à glapir…
Quand le libraire vue, il a fait une petite grimace. Peut-être un sourire. Ça m’agace de ne pas voir ses yeux. Je ne sais jamais s’il me regarde ou pas. C’est vrai, la communication commence par le regard! Enfin… Il a peut être une maladie qui l’oblige à protéger ses globes oculaires… Ou peut-être est-il tout simplement impoli… Peu importe… Son rez de chaussée contient plus de livres que la bibliothèque du village et c’est ce qui m’intéresse. Je lui ai demandé s’il avait des livres sur les renards. Il a mis un petit moment avant de me répondre, le visage figé, toujours caché derrière ses lunettes noires. Je m’apprêtais à réitérer ma question, quand il s’est mis à parler.
– Les renards… Quels renards? Les avions ou les bateaux de guerre? Le bateau de Surcouf? L’appareil de navigation? Il s’est levé tout en continuant de parler et s’est dirigé vers une pile de livre évoquant la tour de Pise et m’a sorti triomphalement plusieurs ouvrages.
J’ai bredouillé que ce n’était pas ce genre de renards qui m’ intéressaient et il s’est dirigé vers un autre endroit de son sous-sol.
– Peut-être voulez vous parler de livres anciens comme le Roman de Renard ? Je n’ai pas eu le temps de répondre, qu’il continuait sur sa lancée… J’en ai trois exemplaires très anciens, ainsi qu’un exemplaire de l’adaptation de ce texte du moyen âge par Maurice Genevois…Une première édition… Comme je tournais la tête de gauche à droite, il a continué… Ou alors j’ai aussi des ouvrages magnifiques sur l’esprit Renard et sur le renard à neuf queues…
J’ai dû élever la voix pour me faire entendre.
– En fait je cherche des informations sur les renards, les vrais avec une seule queue, comme on peut en rencontrer par ici…
Je crois que je l’ai un peu vexé, car il m’a dit que tous les renards dont il m’avait parlé existaient, du moins dans les livres et que si je cherchais des documentaires sur la vie des renards ordinaires, il a prononcé « ordinaire » avec un ton dédaigneux, je n’avais qu’à aller à la bibliothèque du village…
Il m’a vraiment agacée. Je suis sortie de son antre en me disant que je n’y mettrais plus les pieds. Je lui ai quand même dit au revoir.
Lorsque j’ai jeté un dernier regard vers la boutique, avant d’emprunter le chemin qui mène à ma maison, je me suis figée un instant avant de reprendre la route d’un pas plus rapide; l’homme était sur le pas de sa porte et me suivait du regard… Enfin, il m’a semblé … je n’en suis pas certaine… Il portait toujours ses lunettes…
La visite chez le libraire m’a laissé un léger malaise… Malaise est peut être exagéré. Il m’a juste agacée… Monsieur ne s’intéresse qu’à la littérature et dédaigne le reste… Oui, il m’a vraiment agacée… Rien de grave.
Finalement, la soirée se passe bien. Je lis un bon roman et je ne pense plus au libraire… Ni même au renard…
Je vais me coucher tellement fatiguée, que je m’endors rapidement.
…
Cela fait plusieurs nuits que je n’ai pas rêvé de l’animal. Comme plusieurs jours ont passé sans que je le croise, je pense que je ne le verrai plus. Ça me fait un petit pincement au cœur. Cela peut paraître idiot, mais je me suis habituée à sa présence et j’ai même un peu d’affection pour lui.
…
Ce matin, je me suis réveillée épuisée. J’ai fait un rêve étrange.
Je n’ai pas rêvé du renard, mais la nuit n’a pas été plus tranquille pour autant. Dans mon rêve, j’ essayais de sortir de la maison et n’y arrivais pas. La porte refusait de s’ouvrir. J’étais prisonnière.
Je suis exténuée, mais je me lève tout de même, sachant que je ne me rendormirais pas. Je descends les marches de l’escalier dans un demi-sommeil. Arrivée dans la salle à manger, je m’arrête, interdite. Deux chaises renversées gisent au sol et les rideaux des fenêtres sont à moitié arrachés. En m’approchant de la porte, je vois que la clé est par terre. En tournant la poignée je ne peux pas ouvrir le battant. Je reprends ma respiration ; la serrure est verrouillée, telle que je l’ai laissée la veille.
Toujours un peu inquiète tout de même, je fais le tour des pièces de la maison, en vérifiant chaque fenêtre. Tout est fermé. Personne n’a pénétré dans mon logis. Je pousse un soupir de soulagement. Toute la tension qui s’est accumulée ces dernières minutes, retombe. J’ai dû faire une crise de somnambulisme, cela m’ est déjà arrivé enfant.
Puis, je me suis souviens du rêve que j’ai fait, la nuit écoulée. Le sentiment de panique que j’ai ressenti quand j’ ai compris que je ne parviendrais pas à quitter la maison. Je ne me souviens pas pourquoi je voulais sortir, mais j’ai le souvenir de la frustration qui s’est emparée de moi. Ce rêve est vraiment particulier.
J’essaie de ne plus penser à ces étranges évènements durant la journée , mais c’est difficile.Je range la pièce et je dois retirer les rideaux des fenêtres qui semblent nues du coup . De plus, des bribes de mon rêve me reviennent par flashes. Des impressions, des sons, des images qui restent à la limite de ma conscience, comme pour me narguer.
…
Je l’ai à nouveau vu. Le renard. C’était hier matin. Il semblait m’attendre. Il m’a suivie, alors que j’allais au village faire quelques achats. Il était discret et les rares personnes que j’ai croisées, ne se sont aperçues de rien.
Il se tenait beaucoup plus près de moi. A certains moments, j’aurais presque pu le toucher. Il était vraiment magnifique, de belle taille, le pelage d’un roux éclatant, soyeux et brillant. Je ne me lassais pas de le regarder. A plusieurs reprises j’ai levé ma main pour le caresser, mais j’ai interrompu mon geste, par peur de le faire fuir… ou de me faire mordre…
Comme à son habitude, à un moment donné, il m’a jeté un long regard avant de disparaître. Au retour, je l’ai cherché des yeux. En vain. Une grande tristesse s’est emparée de moi. Son regard d’ambre me poursuivait. J’avais envie de pleurer.
Arrivée chez moi, je me suis fait un thé. Je me suis choisi de nouveaux rideaux sur un site en ligne, afin d’ habiller à nouveau mes fenêtres. J’ai travaillé un peu dans mon jardin et la mélancolie s’est évanouie. Soulagée, je me suis dit que je devrais prendre un chien… Peut-être avais-je besoin de compagnie ? Puis je me suis fait la réflexion que le renard n’aimerait pas. Que je prenne un chien…
…
Je suis épuisée. La nuit, l’animal me hante, m’invitant d’un regard à le suivre et le jour, je le guette, déçue lorsqu’il n’est pas au rendez-vous, impatiente lorsque je le croise… Je ne comprends pas cette impatience qui me saisie… je voudrais le toucher… lui parler… savoir ce qu’il me veut…
Puis il disparaît pendant quelques temps. Par contre, il met plus de temps à s’effacer de mes pensés et de mes rêves. Au moment où je m’en pense libérée, il réapparaît. Comme s’il craignait que je l’oublie.
Je n’ose pas en parler. A qui pourrais-je confier qu’un renard me suit, que j’en rêve la nuit, que parfois je fais des crises de somnambulisme et que je détruis ma maison à ces moments là… On se dira que j’ai l’esprit un peu dérangé… J’imagine les regards gênés, fuyants de mes interlocuteurs si je leur raconte mes aventures… Moi-même j’ai du mal à trouver un sens à ce que je vis… Je vais tout garder pour moi… C’est plus simple…
… Tout garder pour moi… Alors que je le vois… Je le sens… Il est là… Tout près.
Je dois faire quelque chose… Je ne comprends pas ce qu’il se passe…
Le jour, je répare mes bêtises de la nuit… Et la nuit… eh bien je continue à faire ce maudis rêve pendant lequel je veux à tout prix sortir de la maison… Du coup je continue à tout casser, bousculer les chaises, éventrer les coussins… Je ne vois pas le rapport avec le renard, mais je sais qu’il y en a un…
Je me sens tellement désespérée que je me suis décidée à prendre rendez-vous avec un psychologue. Il me recevra dans un mois… Un mois… Suis-je capable de tenir encore un mois ?
Tout à coup, une idée me vient. Une idée toute simple. Tellement simple que je me demande pourquoi je ne l’ai pas eue plus tôt…
C’est décidé, je vais faire ça… et on verra bien…
Je suis tellement impatiente de mettre mon projet à l’œuvre… La journée semble s’étirer à n’en plus finir…
…
Ça y est je l’ai fait… j’ai laissé la porte entrouverte…un tout petit peu, pour que le froid ne pénètre pas dans la maison… j’avoue que j’ai un peu hésité… je ne sais pas si c’était bien prudent… en tout cas, ça a marché… tout est en ordre en bas… aucun meuble renversé, les rideaux sont intacts… les coussins aussi… Il y a juste la porte qui est grande ouverte… Et moi… et bien… j’ai bien dormi.
J’ai fait un rêve magnifique… Je courrais flanc contre flanc avec le renard… Nous traversions les bois, les prés des alentours. Tout était nouveau pour moi… et pourtant je connais chaque endroit où nous sommes passés. Nous avons longé la clôture de chez André Langouet, prenant plaisir à faire aboyer les chiens… On a fouillé les poubelles de Madame Brits… nous avons bu à la rivière… nous avons même tué un lapin… Cette chair encore chaude… un délice…
Après réflexion, ce rêve est plutôt étrange… c’est comme un souvenir… un souvenir éblouissant… je me sentais tellement libre… mon corps m’obéissait comme jamais il ne m’a obéi… je me sentais souple, rapide… mon ouïe et mon odorat étaient décuplés…
… en fait, j’étais un animal… Peut-être un renard…
Ah non, je ne vais pas recommencer avec les renards… Je deviens vraiment folle… ce n’était qu’un rêve…
A part la porte qui est grande ouverte, tout est normal dans la maison.
Je vais refermer le battant quand mes yeux se posent sur le sol ; des traces de pattes franchissent le seuil, puis s’interrompent pour laisser la place à des pieds nus… les miens… Enfin je crois…
Vivement que je voie le psychologue !
…
Je fais toujours le même rêve. Je passe ma nuit à courir avec mon nouveau copain le renard… Je suis épuisée… Pourtant je dors bien… Enfin… Je fais de beau rêves… En fait, je pense que je sors, car chaque soir, je laisse ma porte entrouverte et chaque matin, je la retrouve grande ouverte… Avec ces empreintes animales qui se transforment en traces de pieds… mes pieds … j’ai vérifié. Je ne sais pas ce qui m’a poussé à comparer… Jusqu’à preuve du contraire, il n’y a que moi qui pénètre dans ma maison… et peut-être un renard…
Je ne sais pas quoi en penser. Je passe mes journées à dormir. En fait, mes nuits sont devenues bien plus intéressantes que mes journées … je lis de moins en moins… A quoi bon…
Un voisin est passé me voir. Il voulait savoir si tout allait bien. Il paraît qu’on ne m’a pas vue au village depuis plusieurs semaines. C’est possible. Je n’ai pas vu le temps passer… Et… d’ailleurs , ça fait un moment que je ne me suis pas fait à manger… Je ne me souviens pas … Les jours passent comme en rêve…
Par contre, la nuit… Tout est tellement précis… tellement vivant… tellement vrai…
… Je dois être malade… Je dors tout le temps… La nuit… Le jour… Je ne mange plus… En fait, la nuit je rêve que je suis réveillée, que je chasse, que je mange… Je sais que j’ai un rendez vous… avec… avec… je ne sais plus… C’est quelqu’un qui devrait m’aider à résoudre mes problèmes… Quels problèmes d’ailleurs ? Je n’ai pas de problème… je n’irai pas… pas envie… Je ne sais pas quel jour nous sommes… et je m’en moque… Je n’arrive plus à lire… les mots dansent devant mes yeux… je ne comprends plus …
…
Ce matin, quelqu’un est venu frapper à ma porte. J’ai pensé que c’était encore le voisin qui s’inquiétait. Je n’ai pas répondu. Je dormais. Je n’avais pas envie de me lever… encore moins de parler. Quand je me suis levée, il y avait un bouquet de rose posé sur le seuil de ma maison.
Des roses… pourquoi des roses… ça ne se mange pas… c’est la première pensé qui m’est venue… puis, je les ai trouvées belles… puis, je me suis demandé qui m’avait laissé ces fleurs… puis je les ai oubliées…
Je me sens bizarre depuis quelques temps… ma voix résonne étrangement…mon reflet dans le miroir me surprend à chaque fois… c’est comme si… c’est comme si ce n’était pas moi… je ne me reconnais plus… je n’ai plus envie de parler… j’évite les voisins… je ne vais plus au village…
Chaque jour quelqu’un vient frapper à ma porte. Je ne répond pas. Je me terre au fond de ma maison… Les bouquets de roses s’amoncellent devant mon entrée. Je ne les ramasse pas… A quoi bon…
…
On frappe à ma porte. J’ouvre… Je ne sais pas pourquoi… un vieux réflexe… Il y a longtemps que ma porte est fermée… pour tout le monde… je ne veux plus voir personne… J’ouvre et je le vois. Il se tient droit. Son bouquet de roses tendu vers moi.Ses yeux toujours cachés derrière ses lunettes rondes à verre fumé… Ses quelques cheveux flamboient dans la lumière du jour…
Je mets quelques instants avant de le reconnaître… C’est le… c’est celui… c’est lui qui… Je ne trouve plus les mots, mais je le reconnais, c’est celui qui vit au milieu des livres…
Il se met à bredouiller en agitant le bouquet que je ne veux pas prendre… Il veut m’inviter au restaurant.
Je suis perdue… Il continue d’agiter les roses sous mon nez… Je ne les veux pas, je veux qu’il parte… avec ses fleurs… je lui dis… de partir… de ne jamais revenir… de me laisser tranquille…
Il part. Il me dit que je ne le reverrai plus… plus jamais… il insiste… plus jamais…
Je m’en moque… je ne veux plus lire… je veux courir, chasser, dormir, rêver… avec mon ami à quatre pattes…
Au moment de franchir le portail du jardin, il se tourne une dernière fois vers moi, il enlève ses lunettes et me lance :
– Quand on aime quelqu’un, on aime tout de lui… tout…
Je n’écoute pas vraiment ce qu’il dit. Ses yeux lancent des éclairs. Des yeux couleur d’ambre.
Il disparaît, et je reste un long moment à regarder le portail resté ouvert…
Je rentre chez moi en haussant les épaules. Je ferme soigneusement la porte. Je n’ouvrirai plus à personne.
J’ai passé une mauvaise nuit. J’ai rêvé que j’attendais… j’ai attendu… longtemps… le renard n’est pas venu. Je ne suis pas sortie… aucune trace de pattes ou de pieds sur mon carrelage. Aucun rêve de chasse ou de course à travers champs.
Je ressens une sensation de vide… comme s’il me manquait quelque chose… ou quelqu’un. Une infinie tristesse…
Je me ressaisis. La nuit prochaine, il reviendra habiter mes rêves…
…
Il est parti. Le renard. Cela fait des mois que je ne l’ai pas vu. Je ne ressens plus sa présence. Je me promène souvent en espérant l’apercevoir, mais il n’est plus là… ni sur mon chemin, ni même dans mes rêves.
Je ferme à nouveau ma porte… plus exactement, je ne l’ouvre plus avant d’aller me coucher. Je ne rêve plus d’escapades nocturnes.
Je ne sais pas ce qu’il m’est arrivé, mais j’ai l’impression d’avoir oublié quelques mois de ma vie. Quand je pense au renard, tout est confus, flou… j’ai l’impression d’avoir vécu dans un brouillard pendant quelques temps.
Il paraît qu’on ne me voyais plus au village, que je ne parlais plus, que je me cachais lorsque je croisais quelqu’un… Je ne sais même pas si je me nourrissais…
Il me reste juste une grande sensation de vide… lorsque je pense à lui, j’ai la vision de ses yeux couleur d’ambre… Il me manque tellement…
…
Je lis à nouveau. J’avais complètement arrêté de lire. Je retourne à la bibliothèque. J’irais bien à la librairie, mais elle est fermée.
Monsieur F. est parti. Du jour au lendemain. Sans explications. Sa maison est à vendre. Chez l’épicière, les langues vont bon train.
– Un jour, il était là… et le lendemain il avait disparu !
– Je vous le dis, il était bizarre, cet homme là … jamais je ne serai rentrée dans son magasin…
– Si on peut appeler ça un magasin… C’était sa maison !
– Et vous savez comment il s’appelait ? Monsieur Fox ! Fox, ça veut dire renard en anglais. Fox ! Quel drôle de nom !
Les pensées se bousculent dans ma tête… Monsieur Fox… renard… des yeux couleur d’ambre qui me fixent avec colère…… des paroles qui prennent sens tout à coup… – Quand on aime quelqu’un, on aime tout de lui… Les mots résonnent dans ma tête.
J’ai le vertige… Je sors en hâte du magasin. Toutes à leur conversations, les commères ne font pas attention à moi.
Je m’assois sur un banc, et je murmure : -Pardonnez-moi Monsieur… Renard… je n’avais pas compris…
FIN