Jeu de miroir
Anna.
Tout avait commencé alors qu’elle faisait le grand ménage de son appartement. Elle s’était arrêtée devant le miroir. Ce miroir appartenait à sa famille depuis plusieurs générations. Elle en avait hérité avec quelques meubles, lors du décès de sa grand-mère, il y avait quelques années de cela.
Elle s’était attaquée au cadre en bois doré. Munie d’un coton tige, d’une brosse à dent et d’un chiffon , elle avait commencé le fastidieux travail de nettoyage, trempant suivant les besoins, sa brosse à dent ou le coton tige dans de l’eau savonneuse, puis elle séchait rapidement la partie mouillée au chiffon, avant que l’eau ne pénètre dans le bois.
Elle s’était un peu éloignée du miroir pour examiner le résultat de son travail, quand elle avait aperçu dans le reflet dans la psyché, comme une petite porte entrouverte. Interloquée, elle avait contemplé pendant un long moment l’ouverture, pour essayer de comprendre ce qu’elle voyait.
En fait, elle contemplait son propre reflet… Avec comme une petite ouverture au niveau du nombril… Machinalement, elle se tâta le ventre… Puis elle approcha lentement sa main jusqu’à toucher le reflet de la porte…
Ce n’était pas un reflet… Elle eut à peine le temps de réaliser que sa main avait traversé le miroir, puis elle s’était sentie aspirée.
Étourdie, elle examina la pièce dans laquelle elle se trouvait. Aucun rapport avec son petit appartement. Une chambre spacieuse avec un piano . Quelques partitions… un violon qu’elle tenait à la main…
On toqua , puis la porte s’ouvrit sur un jeune homme.
– Liz, il faudrait que tu…
Anna s’attendait à ce qu’on lui demande ce qu’elle faisait dans la chambre de la fameuse Liz, mais il s’approcha d’elle et la prit dans ses bras.
– Tu n’as pas l’air d’aller bien Liz, ça recommence ?
Anna se mit à bredouiller – Ce n’est pas moi… Je ne suis pas Liz… Je m’appelle Anna… C’est le miroir…
Elle s’arrêta de parler, les yeux exorbités… Le miroir… c’est le même… que le mien…
Le jeune homme la serra fort dans ses bras. – Ce n’est rien Liz, tu fais une crise… Ça va passer… Ça passe toujours, tu sais ? Au fait ! J’imagine que tu ne te souviens plus de qui tu es… ni de notre vie ? Moi, c’est Nicolas, ton frère jumeau…
… Ils me forcent… ils veulent que je sois la meilleure… je ne veux pas… je veux qu’on me laisse tranquille…
Je voudrais le faire pour le plaisir… juste pour le plaisir…
Depuis que je suis toute petite, ils sont toujours derrière moi… sois la meilleure, Liza… je déteste qu’on m’appelle Liza… je m’appelle Liz… mais il paraît que Liza c’est plus un nom d’artiste…
Alors, pourquoi ne m’ont-ils pas appelée Liza quand je suis née ? Je leur ai demandé. Ma mère m’a répondu qu’elle ne savait pas à ce moment là… elle ne savait pas que je serais si douée pour le piano…
C’est donc moi… c’est de ma faute… si je ne m’étais pas mise assise devant un piano toute petite… si je ne m’étais pas mise à reproduire toutes les notes, les airs, les musiques que j’entendais… peut-être qu’aujourd’hui je ne serais pas en prison… Une prison dorée, disent mes parents… dorée ou pas, une prison reste une prison… la souffrance reste la même…
Même Nicolas ne me comprend pas. Il dit qu’il aimerait avoir mon talent… que nos parents le regarderaient avec respect… qu’il aimerait être applaudi… qu’il souhaiterait qu’on parle de lui dans le journal… être reconnu dans la rue…
Même lui, malgré tout l’amour qu’il me porte, il ne me comprend pas…
Pourtant… nous avons partagé le ventre de ma mère… pourtant, nous sommes nés le même jour… pourtant si l’un de nous deux souffre, l’autre a mal aussi… même s’il ne comprend pas la douleur de son alter ego.Pourtant nous sommes jumeaux.
Je déteste être un objet. Un objet qu’on habille comme on veut… Non Liza, tu ne peux pas mettre cette robe pour une occasion pareille, ce serait malvenu… Un objet dont on dispose comme on veut… Liza, demain soir tu joueras à l’occasion du mariage de Madame de Billancour, ça lui fera plaisir… Et moi ? Vous croyez que ça me fait plaisir de jouer pour cette Madame de Billancour et de faire partie de sa cour ?
Je hais ces gens qui me détaillent, m’évaluent comme un morceau de jambon… elle était très jolie vendredi dernier… Sa coiffure ne lui allait pas du tout… Elle n’a pas joué aussi bien que d’habitude… Elle devrait… je les déteste… est-ce que je les jauge, les soupèse, les examine ? Il paraît que c’est la rançon du succès…
Je ne veux pas du succès… je veux qu’on me laisse tranquille…
Je ne sais même plus qui je suis… Je suis un objet… leur objet… une coquille vide…
Qu’il ne s’étonnent pas si je suis… folle…
Je n’en peux plus de cette vie… La folie… c’est un joli mot pour dire que je hurle lorsque je ne suis pas contente, que je ris trop fort aux moments où je ne devrais pas, que je me mets à danser dans la rue, que je ne regarde personne… sauf Nicolas…
Je pourrais être encore plus folle… je pourrais refuser de jouer… casser mon piano… arriver nue dans la salle de concert… Je pourrais insulter mon public, dire aux spectateurs qui viennent m’écouter, qu’ils sont laids… qu’ils sentent mauvais… que je les déteste… Je pourrais même les tuer… tous… sauf Nicolas…
j’y pense… souvent… seulement, je ne peux pas faire ça… je ne suis peut-être pas si cinglée? Peut-être est-ce le contraire… peut-être faut-il être totalement aliénée, pour supporter cette vie ?
Et Nicolas, quelle vie a-t-il, entre sa sœur qui perd pieds et sa mère qui ne le regarde pas. Il sert de tampon entre notre mère et moi-même… Maman voudrait que…
Je pense qu’il fait la même chose avec nos parents… Liz ne veut pas… Liz n’est pas contente…
Pauvre Nicolas… Il devrait fuir cette maison de fous…il devrait… mais j’en mourrais…
Heureusement, j’ai mon violon… ma mère ne veut pas que j’en joue… elle dit que je dois m’entraîner au piano pour devenir encore meilleure…
Je déteste les professeurs qui me disent quoi jouer… comment le jouer… Parfois je me mets à hurler… de frustration… de désespoir… à ce moment-là, je suis enfin tranquille…plus de professeur… je joue ce que je veux… violon… piano… la maison s’emplit de notes discordantes, de grincements pendant un moment… puis la musique arrive… ma musique… je joue pendant des heures et je m’envole…
C’est là que la porte du miroir s’ouvre… je passe à travers…je m’évade… pour un temps…
Anna referma le vieux cahier qu’elle avait trouvé dans la table de nuit de Liz. Elle resta un long moment sans rien faire. Pensive… Elle était donc dans la chambre, dans le corps, dans la famille de Liz… cette fille tellement malheureuse qu’elle traversait les miroirs … d’ailleurs, elle ne traversait pas n’importe quel miroir, mais ce miroir qui ressemblait tellement au sien. Anna frissonna. Elle imagina que la jeune pianiste avait pris sa place dans son appartement. Que faisait-elle en ce moment ? Continuait-t-elle le ménage ? Se préparait-t-elle une tasse de thé ? Plus probable… Peut-être avait-t-elle enfilé la doudoune qui pendait à côté de la porte… peut-être était-elle sortie prendre l’air ? Peut-être…
Anna observa attentivement le fameux miroir. Il ressemblait étonnamment à celui de sa grand-mère. Le même cadre en bois doré. Les mêmes taches aux mêmes endroits… jusqu’à cette petite marque en forme de cœur, en haut à droite de la psyché… comment pouvaient-elles avoir le même miroir ?
Des pas se firent entendre dans le couloir. Des pas rapides qui claquaient sur le sol. Les pas s’arrêtèrent devant la porte de la chambre. Anna retint son souffle. La porte s’ouvrit sur une femme vêtue d’un tailleur strict. Une belle femme brune, maquillée, coiffée d’un petit étrange petit chapeau. La femme la regarda d’un air agacée.
– Ça y est… tu recommences… je te rappelle que tu donnes un récital dans quelques jours…
– … Ce n’est pas moi… je ne suis pas Liz… je ne sais pas jouer du piano…
-… Çà suffit… La voix claqua comme un fouet. Changeant de tactique, la femme prit un ton doucereux… Ma chérie… je sais que tu es fatiguée… repose-toi… tu verras, dans quelques jours tu iras mieux… il le faut… ce récital est très important… pour moi, tu le sais … et pour toi aussi d’ailleurs… pour ta carrière … pour ton avenir…
La femme s’éloigna ses chaussures claquant sur le sol, sans un regard en arrière. Elle laissa la porte ouverte.
Doucement Anna se leva et poussa le battant.
Prisonnière. Elle était prisonnière. Comment avait-t-elle pu se trouver dans cette situation ? Serait-elle en train de rêver ?
Rêve ou pas rêve, elle devait se sortir de là.
Le miroir. Le miroir était la clé. Elle devait trouver l’entrée… ou plutôt la sortie… Méthodiquement, elle passa sa main sur chaque parcelle de la glace, sans se soucier des traces de doigt qu’elle y laissait. Aucun miracle ne se produisit. La jeune femme était toujours dans la chambre de Liz.
Comme une automate, elle se dirigea vers le piano. Elle effleura les touches. Elle qui n’avait jamais joué de sa vie, vit ses doigts courir sur le clavier. Une musique étrange envahit la pièce. Des sons discordants qui résonnaient comme des cris… des gémissements… et ce tempo qui battait… comme un cœur…
Un poids sur ses épaules. Deux mains. Une voix douce. – Calme toi Liz… arrête ça… tu te fais mal…
Nicolas… le frère de Liz était revenu. Il massait doucement les épaules de sa sœur. Petit à petit, la musique ralentit. Puis s’arrêta.
Anna se tourna vers le jeune homme. – Ce n’est pas moi… je ne suis pas Liz… il faut me croire…
Le jeune homme eut un rire sans joie. Je sais Liz… je sais que tu n’es pas toi en ce moment… mais tu verras… ça va passer…
Anna sentit une colère la gagner. – Non, vous ne savez pas… je ne suis pas Liz… je n’ai jamais été Liz… et je ne serai jamais Liz… Donc ça ne passera pas… si je vous raconte ma vie, vous verrez qu’elle n’a aucun rapport avec la vie de votre sœur…
Nicolas la prit par le bras et la força à s’asseoir. – Ne t’énerve pas… tu verras… tout va s’arranger… ça s’arrange toujours… en attendant, calme toi si tu ne veux pas que notre mère appelle monsieur Cordis… le médecin, précisa-t-il devant l’interrogation muette de la jeune femme. A chaque fois qu’il vient, il te donne des remèdes… je ne sais pas ce que c’est… mais tu restes inconsciente pendant longtemps… à chaque fois j’ai peur… que tu ne te réveilles pas… j’en mourrais, tu sais… sa voix n’était plus qu’un murmure.
Émue, Anna serra le jeune homme dans ses bras… Ne vous inquiétez pas… je vais essayer de trouver une solution… sans cris… mais il faudra m’aider…
Rassuré, Nicolas acquiesça avec un sourire triste.
… Un jour, je partirai. Je ne reviendrai pas. Je le sais. Que deviendra Nicolas si je fais ça ? Peut-être qu’il quittera cette maison et qu’il vivra sa vie ? J’espère…
Et moi, que deviendrai-je ? J’ai beau essayer, je n’ai aucun souvenir des nombreuses fois où j’ai quitté cette vie… aucun… Peut-être suis-je dans le néant ? Je ne sais pas… et les femmes qui prennent ma place, qui sont-elles ? Se souviennent-elles de cette période où elles sont moi ? Ont-elle conscience de ce qui leur arrive ? Et surtout… retrouvent-elles leur vie d’avant… après que je sois revenue… me ressemblent-elles ?
Anna lâcha le journal, et se précipita vers la glace… Tout à l’heure elle avait inspecté soigneusement le miroir. Toute à sa recherche d’une issue, elle n’avait pas songé un instant à se regarder… ou du moins à découvrir l’image de son hôte…
Pendant quelques secondes, le jeune femme resta sans voix.
Ce visage dont les yeux scrutateurs la fixaient… C’était le sien… Cette personne lui ressemblait trait pour trait… vêtue différemment… dans un cadre inconnu… mais c’était elle…
Cela n’aurait pas dû l’étonner, puisque le propre frère de Liz la prenait pour sa sœur…
Se pourrait-il que Nicolas aie raison ? Serait-il possible que par moment elle puisse oublier jusqu’à sa vie ?
Anna se ressaisit. Impossible. Elle avait une vie bien remplie. Sans piano. Sans violon. Sans frère. Sans parents. Elle n’était pas célèbre. Elle n’était pas riche. Elle devait travailler. Elle était vendeuse. Elle avait des amies. Un petit ami de temps en temps. Elle sortait beaucoup. Elle était rarement chez elle. Surtout… elle se sentait heureuse… libre… loin, très loin des états d’âme de Liz.
LIZ abasourdie, jetait des regards perdus autour d’elle. Elle ne reconnaissait rien. Il y avait quelques minutes, elle jouait du violon.
Que faisait-elle face à ce miroir avec une petite brosse à la main ? Le miroir, elle le connaissait. C’était le sien. Celui qui lui venait de sa grand-mère. En revanche, le reste… pas de piano, pas de violon… pas de lit… d’ailleurs elle n’était pas dans une chambre…
Elle jeta un regard à son reflet… c’était bien elle… accoutrée d’une manière bizarre… elle esquissa un sourire désabusé que son image lui rendit aussitôt… à moins que ce ne soit l’image qui ait souri…
La jeune femme se secoua, se frotta les yeux, claqua dans ses mains pour se réveiller… elle était en plein rêve, c’était tout. Il suffisait d’attendre le réveil.
Petit à petit, les souvenirs se firent plus précis.
Quelque chose l’avait contrariée. Elle ne savait plus quoi, mais elle avait pris son violon, son archet et s’était mise à jouer… à cracher sa colère face au miroir. A un moment donné une petite porte était apparue. Liz s’était concentrée sur cette minuscule ouverture et… Elle ne savait pas ce qui s’était passé. Elle s’était sentie aspirée.
Maintenant elle était dans une pièce inconnue, affublée d’un pantalon mal coupé et d’un genre de chemise rose d’un goût douteux.
Comment allait-elle expliquer sa présence dans cet appartement, aux habitants de ce lieu ?
Son regard se posa sur un cadre. Une photo d’elle lui souriait. En maillot de bain. Sur une plage qu’elle ne connaissait pas. Jamais de sa vie, elle n’était allé à la plage.
A ce moment, quelqu’un frappa à la porte. Après quelques secondes d’hésitation, Liz se décida à aller ouvrir.
Un homme se tenait, tout sourire dans l’encadrement de la porte.
– Salut Anna ! Je suis un peu en avance, mais j’ai préféré… comme ça nous ne serons pas en retard.
– Anna ? Liz ne savait que penser. Le jeune homme semblait la connaître… sous un autre nom… Bon… entrez… je… excusez moi …
– Qu’est ce qu’il t’arrive ? Tu es bizarre aujourd’hui. Tu me vouvoies, maintenant ?
– Je ne suis pas Anna. Je m’appelle Liz. Je ne sais pas ce que je fais ici… J’imagine que c’est étrange pour vous… autant que ça l’est pour moi…
La jeune femme avait parlé d’une traite, sans regarder son interlocuteur. Elle se taisait, et ne le regardait toujours pas. Le jeune homme ne savait pas quelle contenance adopter.
– Tu… vous ne savez pas qui vous êtes ?
-Si ! Je sais qui je suis ! La voix de Liz avait claqué dans l’appartement silencieux. Elle reprit plus doucement. Je m’appelle Liz… j’ai des parents horribles, un frère que j’adore et je joue du piano… du violon aussi… je suis assez douée… et assez connue aussi… Liza… Liza B… Elle leva les yeux vers lui… vous avez dû entendre parler de moi…
Son interlocuteur semblait complètement perdu. Puis quelque chose revint à sa mémoire.
– Tu m’as expliqué il y a quelques jours, qu’il t’es arrivé quelques fois de perdre quelques heures… quelques jours de ta vie. Tu ne sais pas ce que tu as fait pendant ce temps là… Peut-être es-tu en plein burn out, Liz… tu fais tellement de choses… tu ne te reposes jamais…
– Burn… quoi ? Liz ne comprenait rien. Vous êtes qui par rapport à … Anna ?
– Julien… je m’appelle Julien… je suis un ami d’Anna… et… vous… vous lui ressemblez tellement… avec quelque chose de différent…
Décontenancé, le jeune homme s’était mis à la vouvoyer. Elle préférait… après tout elle ne le connaissait pas…
– Ce soir, nous devions aller au cinéma, reprit-il… en plus j’avais réservé… pour le premier de l’an… on devait le passer ensemble… enfin avec Anna…
Comme la jeune femme ne réagissait pas, il se dirigea vers la porte… Je reviendrai demain pour voir si tu vas mieux… si vous… si Anna est revenue…
Il sortit précipitamment de l’appartement.
Liz se dirigea lentement vers le miroir. Son miroir. Elle le reconnaissait grâce à la petite tâche en forme de cœur. Que faisait-il dans cet appartement ?
ALICE peignait. Elle avait eu l’idée de peindre le reflet d’un feu de cheminée qui dansait dans son miroir. Ce n’était pas facile. Le modèle était en mouvement permanent. Elle tentait de saisir et surtout de restituer le rouge ardent d’une braise, la profondeur de ce matériau incandescent, lorsqu’un détail attira son attention. Une minuscule porte entrouverte. Précautionneusement, Alice dirigea la pointe de son pinceau vers l’étrange ouverture… et se fit aspirer.
Complètement déboussolée, elle observa son nouvel environnement. Son miroir était bien là, mais nul feu pour réchauffer la pièce. Et d’ailleurs nulle cheminée. Tout était différent. Elle avisa un portrait posé sur un petit meuble. Un portrait d’elle. En maillot de bain. Sur une plage. Qui lui souriait.
… Seulement, ce n’était pas elle… ça ne pouvait pas être elle… Elle ne connaissait pas cette photo… ni ce maillot… ni cette plage d’ailleurs. Bon, pour la plage elle n’était pas certaine… toutes les plages se ressemblent un peu.
Elle déambula un peu dans le logement, à la recherche de réponses… elle ne reconnaissait rien… sauf le miroir… avec ses tâches et la petite marque en forme de cœur en haut à droite. Elle ouvrit une porte qui ressemblait à une porte d’entrée, et se trouva nez à nez avec un jeune homme qui arrivait sur le palier.
Il paru hésiter -Liz ?
Comme la jeune femme semblait déconcertée, il soupira de soulagement.
– Anna, enfin, je te retrouve ! Tu sais que tu m’as fait peur tout à l’heure… tu semblais ne plus savoir qui tu étais… je suis parti… et j’ai regretté…
-Alice. Moi c’est Alice. Je ne connais ni Anna, ni Liz. Je ne sais pas ce que je fais là… Mais entrez… vous m’expliquerez qui sont ces filles qui doivent me ressembler… et qui vous êtes , vous par rapport à elles.
Le jeune homme prit un air horrifié et sembla prêt à s’enfuir. Cependant, il n’osa pas et pénétra à regret dans l’appartement.
LIZ un peu ahurie, observa le feu de bois qui crépitait dans la cheminée. Le miroir. Son miroir qui faisait face au feu. Elle avisa une peinture inachevée représentant la cheminée avec des braises rougeoyantes.
La peinture paraissait fraîche. La scène donnait l’impression que la peintre avait interrompu son travail pour un instant. Elle allait revenir, reprendre son pinceau qui l’attendait sagement sur la palette… sauf qu’il y avait une intruse. Elle même. Liz. Comment allait-elle expliquer sa présence ?
Elle attendit un long moment en silence. Puis elle appela. En vain. Personne ne répondait.
Elle s’enhardit à visiter la maison. Vide. Elle s’arrêta devant une fenêtre. Le souffle coupé. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Un paysage enneigé. A perte de vue. Un paysage de montagnes.
Elle se précipita vers la porte d’entrée et se retrouva dehors. Insensible au froid, elle fit quelques pas. Un peu plus loin, un lac. Gelé.Elle s’approcha. Le soleil couchant plongeait dans la glace. Un rayon lumineux montrait le chemin.
Liz hypnotisée ne pouvait quitter le rayon des yeux. Éclairée par le faisceau, se dessinait une petite porte entrouverte, au milieu du lac. Liz tendit les bras, s’envola et passa la porte, qui se referma derrière la jeune femme.
Le feu continuait de brûler dans la cheminée. A ses côtés, un tableau inachevé. A jamais.
Julien, stupéfait se demandait ce qu’il faisait dans cet appartement. Il observait un cadre représentant une plage. Vide. Drôle d’idée, pensa-t-il, d’encadrer ce genre de photo. Puis il sortit promptement du logement avant de croiser quelqu’un.
Nicolas sentit un grand vide en lui. Elle était partie. Elle ne reviendrait plus. Il s’assit au piano et se mit à jouer.
Sa mère entra précipitamment dans la chambre.- Non, Nicolas. Le piano c’était pour ta sœur… Toi, c’est du violon que tu devais jouer.
– Ma sœur est morte maman…
– Je sais Nicolas, merci de me rappeler le regret de ma vie. Elle n’a même pas eu le temps de naître… mais si elle était née, si elle avait vécu, elle aurait été virtuose de piano…
– Elle préférait le violon…
– Comment peux-tu le savoir ? Tu ne l’as pas connue…
– Si maman. Je l’ai connue. Elle est morte. Pour de bon. Elle t’a échappée… elle nous a échappée…
Sa mère continuait à parler. Elle n’écoutait plus son fils. Plongée dans son passé. Dans ses regrets.
– Elle aurait été ma fierté. Elle aurait joué du piano et toi du violon
-Tu te trompes mamans, ça aurait été l’inverse.
– Tu n’en sais rien Nicolas. Mon frère et moi c’était comme ça . Lui le violon, moi le piano… et s’il… s’il avait vécu… nous aurions été célèbres…
Ta sœur et toi… vous auriez réparé… restauré le passé… elle s’effondra. En larmes.
Nicolas
D’aussi loin que je me souvienne, elle a toujours été là. Nous étions deux. J’étais elle. Elle était moi. Souvent je me demande ce qu’aurait été notre vie, si elle avait vécu.
Juste au moment de naître, elle m’a lâché la main… elle m’a abandonné… elle m’a laissé seul face à ma mère…
Enfant mort-né. C’est ce qui est écrit sur le livret de famille.
Il paraît que nous nous tenions la main, in utero. Ça, bien sûr je ne m’en souviens plus. Par contre, je sais qu’elle ne m’a pas quitté. Elle est toujours restée à mes côtés. Ensemble, nous avons appris le piano. Elle ne voulait pas. Elle préférait le violon. Mais le violon, c’était pour moi. Maman l’avait décidé ainsi.
Alors je jouais du piano. Pour maman. Pour la consoler. Pour me faire pardonner d’être le survivant.
Lorsque je m’installais devant le clavier, Liz prenait ma place. Elle se mettait à vivre. Même maman la voyait. Je n’existais plus
Au début . Lorsque j’ai commencé à jouer du piano, maman essuyait une larme en murmurant :
– C’est ta sœur qui devrait être là devant ce clavier… Mais je voyais que ça lui faisait plaisir, alors je continuais de jouer.
Petit à petit, elle s’est mise à imaginer les progrès que ma sœur aurait faits. Puis les auditions. Ensuite elle a vu Liz donnant des concerts. Devenir célèbre. Puis le prénom Liz ne convenait plus à une artiste, alors Liz est devenue Liza.
Liz est devenue prisonnière des rêves de ma mère. Quant à moi, je me suis transformé en fantôme. Pâle reflet de ma jumelle.
De temps en temps, ma sœur se mettait à jouer du violon. Elle se plaçait face au miroir et s’évadait. Elle se créait une autre vie. Une vie libre. C’était facile pour elle. De s’éloigner. Elle disparaissait quelques temps, me laissant une âme perdue que je devais consoler en attendant son retour. A ces moments là, je redevenais… j’étais Nicolas.
Toute ma vie lui était dédiée… je n’étais pas … moi. Peut-être est-ce moi qui suis mort ce jour là… le jour de notre naissance… je ne sais plus.
Tout était à elle. Même notre mère… même la musique. Le piano n’était pas pour moi. Quant au violon, c’était son instrument de cœur.
Aujourd’hui, je ne sais plus qui je suis.Je cherche mon reflet dans le miroir. Je ne vois rien.
Seulement un piano et un violon qui attendent qu’on leur donne vie. Quelques partitions. Et une minuscule porte. Fermée.
… Un minuscule cœur qui bat au milieu de nulle part… Un miroir qui rit. De mille éclats.